La « Dette odieuse » ـــــــــــــــــ Sabeh Mallek

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La « Dette odieuse » 
Est réputée odieuse la dette contractée par un Etat pour financer des actions contraires aux intérêts des populations locales et dont les créanciers avaient ou auraient pu en avoir connaissance.
Selon Alexander Sack, théoricien de cette doctrine :“ Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’Etat, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier (…) Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir ” (Sack, 1927).
Ainsi, les nouvelles autorités ne sont pas tenues de rembourser ces dettes « odieuses ».
Par ailleurs, les nouvelles dettes contractées par des régimes légitimes, pour rembourser des dettes odieuses contractées par les régimes despotiques qui les ont précédés, devraient tomber elles-mêmes dans la catégorie des dettes odieuses. C’est ce qu’avancent différents experts tels que le CISDL, auquel il faut ajouter Joseph Hanlon (Grande-Bretagne), Hugo Ruiz Diaz (Paraguay), Alejandro Olmos (Argentine) et Patricio Pazmino (Equateur). 
En 2003, un rapport du Centre for International Sustainable Development Law (CISDL) de l’Université McGill (Canada) a défini les dettes odieuses comme suit : « Les dettes odieuses sont celles qui ont été contractées contre les intérêts de la population d’un Etat, sans son consentement et en toute connaissance de cause par les créanciers ”. Trois critères fondent ainsi le caractère « odieux » d’une dette:
• l’absence de consentement : la dette a été contractée contre la volonté du peuple.
• l’absence de bénéfice : les fonds ont été dépensés de façon contraire aux intérêts de la population.
• les créanciers étaient en mesure de connaître la destination odieuse des fonds prêtés.
Cette définition implique que tout créancier qui a prêté (ou prête encore) de l’argent à des régimes (légitimes ou non) ou à des entreprises bénéficiant de la garantie de l’Etat pour des projets qui n’ont pas fait l’objet d’une consultation démocratique et qui sont dommageables pour la société ou pour l’environnement, s’expose à l’annulation de ses créances.
Le champ d’application de la doctrine de la dette odieuse devrait englober les dettes contractées à l’égard des institutions de Bretton Woods (le FMI, la Banque mondiale et les banques régionales de développement). En effet, une partie non négligeable des créances détenues par ces institutions entre dans la catégorie des dettes odieuses. Il s’agit notamment :
• Les dettes multilatérales contractées par des régimes dictatoriaux soutenus par le FMI et la Banque Mondiale doivent être considérées comme odieuses. Le FMI et la Banque mondiale ne sont pas en droit d’en réclamer le paiement aux régimes démocratiques qui ont succédé aux régimes dictatoriaux. C’est particulièrement le cas des dettes contractées sous le régime despotique de Ben Ali auprès de ces institutions. Comble de l’hypocrisie : ces dernières applaudissaient durant des décennies la gestion saine et les réalisations économiques et sociales du régime déchu (voir rapport du FMI, septembre 2010 soit quelques mois seulement avant la chute du pouvoir despotique de Ben Ali). En Janvier 2011, c’est le congrès américain qui applaudi la révolution tunisienne qui a réussi à destituer pacifiquement la dictature en place !
• Les dettes multilatérales contractées par des régimes légitimes pour rembourser des dettes contractées par des régimes despotiques sont elles-mêmes odieuses. Elles ne doivent donc pas être remboursées. Aussi, si le gouvernement contracte de nouvelles dettes pour faire face au remboursement des dettes léguées par le régime déchu, les nouvelles dettes contractées sont considérées elles-mêmes odieuses. 
• Les dettes multilatérales contractées par des régimes légitimes dans le cadre de politiques d’ajustement structurel préjudiciables aux populations sont également odieuses. Ceci s’applique, à plus juste raison pour les dettes contractées par le régime Ben Ali dans le cadre du PAS.
En effet et pendant près trois décennies, la Banque mondiale et le FMI se sont ingérés dans la définition des politiques économiques des pays endettés en imposant des conditionnalités qui se sont avérées catastrophiques à tous les niveaux : économique, politiques et surtout sociales. Dans ce cadre, des évaluateurs indépendants ont constaté que l’empressement du FMI à réduire les déficits budgétaires engendrait des effets néfastes à long terme. 
Ces bailleurs de fonds intervenaient et interviennent encore dans le cadre de programmes préétablis sans tenir compte de l’avis des pays bénéficiaires ni des spécificités de leurs économies respectives. En outre l’existence de plusieurs intervenants, sans coordination aucune entre eux, a fait que plusieurs projet n’ont pas réussi ou ont été interrompus (75% des projets financés par le FMI).

En renonçant à l’exercice de leur souveraineté, les pays signataires du PAS ont ainsi été réduits en « esclaves » de ces institutions. Ces PAS constituent un dol à l’égard des pays emprunteurs et de leurs citoyens. 

Le contrat d’emprunt en question doit être frappé de nullité, et les lettres d’intention imposées par la banque mondiale et le FMI ne sont qu’un artifice conçu par les institutions de Bretton Woods afin d’échapper à d’éventuelles poursuites judiciaires.
L’application aveugle des conditionnalités imposées au pays ayant souscrit au PAS, a causé des dommages considérables aux populations concernées, et ces institutions en sont pleinement responsables et ne peuvent pas utiliser la lettre d’intention pour se disculper.
S’ajoute à cela le caractère antidémocratique des institutions de Bretton Woods elles-mêmes : déséquilibre évident dans la répartition des voix et droit de veto accordé de fait aux Etats-Unis qui détiennent environ 17% des voix. 

De ce fait et outre les actions à mener pour l’annulation de ces dettes, il s’agit d’œuvrer pour obtenir des réparations de ces bailleurs de fonds à l’égard des populations victimes incontestables des dégâts humains et environnementaux causés par leurs politiques.

Enfin, l’annulation de la dette ne signifie pas impunité : il s’agit de poursuivre les responsables de ces institutions pour les violations des droits humains fondamentaux auxquelles ils se sont livrées (et se livrent encore) en imposant leurs conditionnalités et/ou en prêtant main forte à des régimes despotiques.

Cette mobilisation se base particulièrement sur les différents textes suivants : 

• La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, qui inventorie les droits humains fondamentaux, 
• le Pacte International des Droits Economiques, Sociaux et Culturels de 1966 qui indique que les Etats ont le droit et le devoir de formuler des politiques de développement national adéquates afin de rendre effectifs les droits fondamentaux, 
• les textes de l’Organisation des Nations Unies stipulant notamment que tout pays a le droit souverain de disposer librement de ses ressources naturelles pour son développement.
• La convention des Nations Unies contre la corruption notamment ces articles 1ers, 5 et 8. Ce dernier est relatif au code de conduite des agents publics.

Dans ce cadre, les mouvements sociaux devraient exercer la pression nécessaire pour que le gouvernement accepte de suspendre le règlement de la dette odieuse de la Tunisie.
C’est ainsi que le comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) et des députées européennes ont organisé au Parlement européen à Bruxelles une conférence publique intitulée « L’Union européenne et la dette tunisienne ». Cette conférence a pour objectif de relayer en Europe la campagne pour la suspension immédiate du remboursement de la dette tunisienne, lancée en Tunisie par RAID, une organisation membre des réseaux internationaux CADTM et ATTAC.

Cette mobilisation du parlement européen devrait renforcer la campagne tunisienne qui vise, à court terme, à faire pression sur le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie pour qu’il suspende le remboursement de cette dette. En Effet, M. Mustapha Kamel Nabli, ancien responsable de la banque mondiale, refuse la suspension de ce remboursement. Il a ainsi procédé, au cours du mois d’avril 2011 au règlement de centaines de millions de dinars au titre du service de la dette contractée par le dictateur, faisant fi de l’urgence des besoins sociaux prioritaires de la période historique que traverse le pays !

CRDI : une révolution silencieuse dans le domaine de l’aide au développement international :
Le principe de cette alternative est la non ingérence dans la conception des politiques économiques et le respect de la souveraineté des pays emprunteurs. La conditionnalité imposée par les bailleurs de fonds traditionnel est bannie. Elle n’est pas considérée comme le moyen pour inciter les gouvernements à procéder aux réformes nécessaires.
Les nouveaux bailleurs de fonds, dont la Chine, l’Inde, le Venezuela, l’Arabie Saoudite, la BID…, insistent particulièrement sur mise en place de mesures de coordination entre les bailleurs de fonds existant eux-mêmes et entre les nouveaux et les anciens bailleurs.

Dette Odieuse : quelques antécédents historiques (pourrait être mis en annexe : source document équateur)
Le Mexique est le précurseur de la répudiation de la dette odieuse. En 1861, Benito Juarez déclare un gel de deux ans du remboursement de la dette extérieure, contractée notamment par le dictateur Antonio Lopez de Santa Anna. Une quinzaine d’années plus tard, le Mexique promulgue la loi du 18 juin 1883, dite de « règlement de la dette nationale », qui répudie effectivement les dettes contractées de 1857 à 1860 et de 1863 à 1867, déclarées nulles et odieuses.
La doctrine de « dette odieuse » réapparaît clairement trois décennies plus tard au sujet de Cuba. En 1898, Cuba se libère du joug espagnol lors de la guerre hispano-américaine et les Etats- Unis prennent le contrôle du pays. L’Espagne vaincue réclame aux Etats-Unis le paiement des créances qu’elle détenait sur le peuple cubain. Les Etats-Unis refusent alors de payer cette dette et soutiennent qu’elle est odieuse car imposée par l’Espagne, sans le consentement du peuple cubain.
Le Traité de Paris de 1898 valide cette interprétation, la dette est annulée. Le concept de « dette odieuse » est dès lors reconnu, tout du moins implicitement.
Le traité de Versailles de 1919 annule la dette réclamée par l’Allemagne à la Pologne, celle-ci ayant servi à coloniser un pays. Son article 255 stipule : « En ce qui concerne la Pologne, la fraction de la dette dont la Commission des réparations attribuera l’origine aux mesures prises par les gouvernements allemands et prussiens pour la colonisation allemande de la Pologne sera exclue de la proportion mise à la charge de celle-ci ». Dans ce même sens, après la seconde guerre mondiale, le traité de paix entre la France et l’Italie de 1947 déclare « inconcevable que l’Ethiopie assure le fardeau des dettes contractées par l’Italie afin d’assurer sa domination sur le territoire éthiopien ».
L’affaire Costa Rica / Grande-Bretagne en 1923 est un des rares cas où des instances juridiques ont eu à se prononcer. Au vu des détournements par le dictateur Federico Tinoco des fonds prêtés par la Royal Bank of Canada (banque britannique), le gouvernement costaricain adopte en 1922 la Law of Nullities annulant tous les contrats passés par le gouvernement de Tinoco entre 1917 et 1919. La Grande-Bretagne conteste cette loi et le différend est porté devant la Cour d’arbitrage internationale, présidée par le juge Taft, président de la Cour suprême américaine, qui validera la Law of Nullities et déclarera : « Le cas de la Banque Royale ne dépend pas simplement de la forme de la transaction, mais de la bonne foi de la banque lors du prêt pour l’usage réel du gouvernement costaricain sous le régime de Tinoco. La banque doit prouver que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes. Elle ne l’a pas fait ».
Plus récemment, la doctrine de la dette odieuse est venue étayer les revendications d’annulation des dettes au Rwanda, en Irak et au Nigeria. En 1998, le British International Development Committee du Parlement britannique pointe le caractère odieux de la dette rwandaise pour plaider son annulation : « Une grande partie de la dette extérieure du Rwanda fut contractée par un régime génocidaire… Certains argumentent que ces prêts furent utilisés pour acheter des armes et que l’administration actuelle, et en dernière instance la population du Rwanda, ne devrait pas payer ces dettes ‘odieuses’. Nous recommandons au gouvernement qu’il pousse tous les créanciers bilatéraux, et en particulier la France, à annulerla dette contractée par le régime antérieur ».
En 2003, après l’invasion militaire de l’Irak par les Etats-Unis et leurs alliés, et la chute du régime de Saddam Hussein, les Etats-Unis plaident pour l’annulation de la dette de l’Irak – qualifiée d’odieuse – afin d’épargner au nouveau régime qu’ils viennent d’instaurer dans le pays de devoir la rembourser. Prenant conscience du risque de créer un précédent, ils cessent très vite d’invoquer l’argument de la dette odieuse et obtiennent du Club de Paris une annulation de 80 % des dettes irakiennes en trois fois sans référence à son caractère odieux.
Début 2005, alors que le prix élevé du pétrole met le Nigeria en position de force face à ses créanciers, le Parlement nigérian demande au gouvernement de répudier la dette, largement héritée des différentes périodes de dictature militaire, notamment sous Sani Abacha (1993-1998). Le président Olusegun Obasanjo préfère là aussi négocier avec le Club de Paris, dont il obtient une réduction de 60 % de la dette nigériane en contrepartie d’un remboursement anticipé des 40% restants, soit plus de 12 milliards de dollars d’un coup.
A citer aussi la suspension unilatérale du paiement de leurs dettes respectives, considérées comme odieuses, par l’Equateur en novembre 2008 et de l’Argentine qui avait décrété en 2001 la plus importante suspension de paiement de la dette extérieure de l’Histoire, pour plus de 80 milliards de dollars, tant envers les créanciers privés qu’envers le Club de Paris, et ce sans que des représailles n’aient lieu.

Depuis les travaux de Sack, et en-dehors du groupe de travail du CADTM consacré à cette question, de nombreux auteurs ont travaillé sur la dette odieuse, en particulier Patricia Adams, Joseph Hanlon, ou encore les canadiens Jeff King, Ashfaq Khalfan et Bryan Thomas du Centre for International Sustainable Development Law (CISDL). Selon ces derniers, une dette est odieuse si elle répond simultanément aux trois critères suivants : «Les dettes odieuses sont celles qui ont été contractées contre les intérêts de la population d’un État, sans son consentement et en toute connaissance de cause par les créanciers. »
Si une dette répond à ces critères, on peut alors parler de dette odieuse. Si une dette est odieuse, elle est nulle et ne saurait être réclamée à l’Etat concerné, une fois le régime contractant tombé.